La femme bois.

 



GRANDE-AILE AVAIT des ambitions sans limites. Jeune chasseur de la nation des Tlingits en Colombie-Britannique, il rêvait de posséder la plus belle et la meilleure femme de la phratrie du Loup, de devenir le premier trappeur de sa tribu et d’atteindre le rang de grand chef de son clan, celui du Castor. Cependant le rêve de son mariage se transforma en cauchemar. Grande-Aile épousa une princesse jolie, mais paresseuse, acariâtre et querelleuse.

Un soir, en rentrant de la chasse, il trouva sa maison vide, en désordre et sans feu. Où était sa femme ? S’amusait-elle ailleurs sans lui ? Quoique épuisé de fatigue, pour calmer la colère qui grondait en lui, il remit son logis en ordre. Il attendit et ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Lorsqu’elle revint, le lendemain, elle reçut les coups . En criant de terreur, elle s’échappa de ce mari en courroux et s’enfuit pour ne plus revenir. Lui resta seul, mais rêveur.

Dans le calme et la solitude, il lui vint à l’idée de créer la femme parfaite. Il choisit une pièce de beau cèdre rouge bien sec et odorant. À l’aide d’une hachette de pierre, il coupa, tailla. Le bois prenait, sous ses doigts habiles, une forme humaine, les lignes gracieuses d’une femme en ébauche. Sans se lasser, il découpait, ciselait avec des incisives de castor. D’une peau rude de requin, il polissait les courbes. Ses gestes devenaient des caresses. Cette sculpture sortie de la puissance de son rêve se transformait sensiblement en une femme jeune et belle, qui lui souriait de tout son masque charmeur de sirène des Haida, aux grands yeux noirs aussi ronds que la lune en son plein. Ses sourcils étaient arqués comme le premier croissant. La chevelure retombait en deux lourdes tresses encadrant des joues lisses d’adolescente. Et de ses lèvres peintes en ocre rouge, la femme de bois semblait dire des mots d’amour.

Le chasseur Grande-Aile habilla ce beau corps d’une peau d’orignal tannée et brunie. Il prit entre les siennes les mains fines qu’il rendait ainsi aptes au travail, au tissage et à la broderie des habits de gala. Les poignets et les doigts articulés et souples manieraient les fils d’écorce de cèdre et la laine sur un métier de Chilkat. Bonne ménagère, veillant auprès du feu le pot rempli de viande et d’ortolans, elle tisserait aussi pour lui la robe merveilleuse qu’il porterait au prochain festival où s’élèvent les nouveaux chefs en dansant au son des chants traditionnels. Il pourrait ainsi être à la fois un chef, un grand chasseur et un mari heureux.

Chaque jour, le chasseur perfectionnait cette femme de bois, qui prenait vie sous son souffle. Son rêve même était dépassé. Du coup, il crut posséder des dons de magicien, comme il arrive parfois à certains hommes des bois et des eaux. Il lui disait en louange : « Continue, ma chère Sudahl ! » En réponse, elle tournait à demi la tête vers lui et lui souriait doucement.

Le moment venu de faire bouillir le pot au brasier, il se tourna vers elle : « Ma femme, le souper est-il prêt? » Comme elle restait silencieuse, il répondit pour elle : « Oui, mon mari, tout sera bientôt prêt. Patiente un peu ! » Et il préparait la queue de castor en tranches, la chair d’orignal, les fruits desséchés qu’on amollit dans l’eau tiède, le tout adouci de l’huile du poisson-chandelle. « Voilà, c’est prêt ! » semblait-elle dire. « Mon mari est-il satisfait ? » La conversation se continuait ainsi entre eux doucement, tendrement. Ils étaient le couple parfait.

La conduite étrange du jeune chasseur intriguait les gens de sa tribu. Il ne quittait sa loge que pour faire la chasse, toujours solitaire. Ils se demandaient : « Se remariera-t-il jamais ? » Les uns, s’adonnant à passer près de sa demeure, crurent entendre des voix à l’intérieur.

Deux jeunes filles allèrent, un soir, se blottir dans un taillis près de sa loge. Elles le virent bientôt revenir lourdement chargé de la chasse. Il était à peine entré que des voix parvinrent à leurs oreilles. Sur la pointe des pieds, elles se rapprochèrent, posèrent l’œil tour à tour à un nœud vide dans le mur de planches et purent observer les agissements curieux de Grande-Aile. Le chasseur et la femme au métier échangeaient des paroles : « Sudahl, ma chère femme ! » « Mon mari, le souper est prêt. » Un ménage parfait, dans le plus grand secret ! Chose incroyable !

Après le souper, le chasseur fatigué s’allongea seul sur le grabat dans un coin. Une des deux espionnes fila vers le village communiquer la nouvelle. L’autre, intriguée, reprit le guet, l’œil au nœud. Dans la paix de la nuit, sous la lueur de la lune, elle entra sur le bout des pieds dans la loge, posa la main sur le bras de la créature encore assise au métier. Quoi ! Ce n’était que du bois ! Irritée, elle saisit cette statue et la jeta dans le coin le plus rapproché. Puis elle s’en alla comme elle était venue.

Cependant, le grand rêveur eut un songe. Sa femme de bois prenait vie. Un sang chaud coulait dans ses veines. Elle posait sa jolie tête sur son épaule et ses lèvres peintes cherchaient les siennes. Ivre de joie, il s’abandonnait à ses caresses. L’amour de ses rêves enfin !

Le songe s’évanouit et le jour succéda à la nuit. Grande-Aile se réveilla. Quelle désillusion ! Il était seul et sa maison était bouleversée. La femme de son rêve avait disparu. Les fils au métier étaient emmêlés ou cassés et l’ouvrière de ses rêves gisait dans un coin, immobile et insensible.

Il alla à son secours, tentant de la relever, de la ranimer. Vains efforts ! Le charme était rompu […]. Les pieds de sa bien-aimée s’étaient déjà enracinés au sol et s’étaient changés en arbrisseaux… deux petits cèdres verts. Il les vit grandir, jusqu'à ce qu’ils deviennent les grands arbres que l’on sait dans la forêt colombienne. Et ce fut le début des forêts luxuriantes du Pacifique qui abritèrent les Tlingits.

Le chasseur Grande-Aile n’est jamais revenu de sa déception. Durant des années, on le vit errer parmi les cèdres enrobés de soleil et de neige, toujours à la poursuite de son rêve. Qui sait ? Peut-être, un jour, sa femme Sudahl reviendrait-elle.
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